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Notre-Dame de Bonheur - L'HISTOIRE par Henri TEISSIER DU CROS




La copie du cartulaire tient 208 pages imprimées, dont 189 sont relatives aux extensions domaniales, actes d'enregistrement (insinuations) amodiations, compromis, transactions diverses s'étendant des années 1143 à 1310; il n'y a plus ensuite que 18 pages concernant le XV° siècle et une pour le XVI°. C'est dire que la vie ardente du monastère s'éteint aux débuts de la guerre de Cent ans.


Il est extrêmement difficile de déterminer exactement la limite de ses biens; il semble que le premier terroir, donné par les Roquefeuil, ait été assez restreint et limité par la Serreyrède, la draille de l'Aigoual puis celle de Calcadis jusqu'au col de la Caumette qui pourrait avoir été autrefois celui de Sauvelaure, le valat de Caylus et le thalweg de la vallée de Bonheur, jusqu'à la Serreyrède. Mais dés la fondation, les donations abondent; elles font mention des routes du Vigan à Barre. du Vigan à Meyrueis, par le Calcadis; de l’Espérou à Meyrueis par la Serreyrède, le Serre de `Trevezel et la Croix de Fer; celle de l’Espérou à Camprieu par le Serre de Trevezel au Nord de cette rivière et la vieille draille de Camprieu. Parmi les premiers donataires fut la famille de Mandagout qui agrandit les biens de Bonheur en y joignant d'abord le domaine de Pratelaux qui avait son centre d'exploitation à la Baraque Vieille (ancienne baraque à Michel), et. s'étendait sur le versant Nord de la vallée, entre le sommet de la Caumette et la côte 1302 qui parait s'être appelée autrefois « la gentianière » et où les grandes gentianes jaunes abondent encore.


La famille Mandagout donna encore au monastère le domaine dit de Camp bon qui comprenait la rive gauche de la vallée depuis la Serreyrède et se limitait au thalweg, au Serre de Trevezel, et à la draille qui descend en longeant un ravin. Ce dernier était appelé le vallat de Cartalarie, ou des paniers, ce qui fait supposer que des saules y croissaient.


Tel fut le « pré carré » de Notre-Dame de bonheur. Une croix de pierre, dont il est fréquemment fait mention, marquait sur la draille au fond de la vallée. le départ du chemin conduisant au Monastère.


Mais ses possessions s'étendirent bien au-delà, à Saint-Sauveur des Pourcils, Molières, les Oubrets, La Boissière, Fons. Gatuzières, Lanuéjols, Montdardier, Saint-Jean-du-Bruel, la Tessonme, Saint André de Majencoules, etc. Les donateurs se réservaient en général le droit de justice, divers droits de chasse. en particulier celui de capturer les éperviers et les vautours, et l'exploration des mines. Certains d'entre eux y joignaient des revenus annuels en nature, du vin. du seigle. des moutons, en affectant au prieuré des redevances féodales.


Il faudrait être juriste pour faire revivre les vieux textes du cartulaire, les essais de reprise par les descendants des bienfaiteurs, les procès, les transactions. Les prieurs obtinrent parfois contre argent le droit de connaître les affaires de moyenne importance, laissant aux Roquefeuil, aux Mandagout, la haute justice. Les prieurs de Bonheur sont généralement partie aux contrats. Signalons le nom des trois premiers: Gautier, Pierre Pons, Bernard de Gavernis. Dès le XIIIe siècle le monastère est riche et en 1247 l'évêque de Nîmes l'échange avec le chapitre de la cathédrale en cédant à ce dernier les églises St-Martin de Cinsens. Saint-André de Clarensac et Saint-Etienne d'Alvern.


Mais de la vie religieuse du monastère on ne sait rien et c'est elle que l'on désirait connaître. Répondit-il à l'objet de sa fondation ? On voudrait savoir que dans une région probablement plus propice qu'à l'heure accueille sillonnée déjà de tant de pistes il y avait bien plus de neige, beaucoup plus de brouillard que de nos jours et que la bienfaisance des chanoines se parait de risques et ne se bornait pas à leur faire tenir une auberge gratuite. Sans doute est-il prétentieux de mesurer les angoisses humaines car à chacun et à chaque jour suffit une lourde peine : l'insécurité des temps passés apportait quotidiennement par delà les intempéries un regain d'émotion et de vie courageuse dont nous n'avons guère idée.


En fait ce que nous connaissons le moins mal c'est l'âme ries donateurs. Adressons un souvenir à l'un d'eux en contemplant le haut obélisque de granit qui borde la route de l'Espérou au Vigan près du col du Minier, à Sicard de Roquelongue qui, l'an 1167 lègue au monastère son mas de la Vilatelle « volens adire limina lerosolimæ » : s'il atteignit comme il le désirait le seuil de la cité sainte il lui fallut vingt ans de patience. On aime à le supposer vieilli de retour à ses rochers cévenols contemplant par delà le Saint Loup la mer bleue qu'il parcourut naguère tandis que ses filles évoquent en chantant de belles chansons de toile, les grands coups d'épée contre Saladin.




Toutes notes Sarrasinoises.

Chansons gascoignes et françoises.

Loheraines et laiz bretons... (1)


(1) Chanson de Galerent.


Vinrent les malheurs des temps et la guerre de cent ans. Le cartulaire de Notre-Dame de Bonheur reste muet de 1309 à 1436 et la France se vide d'hommes. Un Roquefeuil combat à Poitiers. Par le traité de Brétigny en 1360 le Rouergue devient anglais, et, pour le sénéchal Thomas de Wentehale, son lieutenant David Cradoc visita les nouvelles frontières. Mais ils respectèrent les biens et ne changèrent rien à l'administration du pays qui ne souffrit pas matériellement de leur domination. Il n'en fut pas de même des grandes compagnies et des routiers ; ils dévastèrent la région entre 1361 et 1440. Peu à peu tous, les beaux châteaux disparurent Roquedur, Algues, berceau de Saint Fulcrand. le mas Méjean. Du château de Valgarnide, fief des Roquefeuil, bâti sur la charmante presqu'île qu'embrassent les eaux vives de la Dourbie, il demeure quelques pierres et une légende ; il aurait été brûlé par « lou fio grès », par le feu grégeois. Détruites aussi les Églises de Saint Jean de Valgarnide et de Saint Guilhem de l'Espérou.


Ces anciennes demeures ne furent pas toutes systématiquement démolies, mais elles cessèrent d'être entretenues ; une baisse de 30 % dans le pouvoir d'achat de la livre, au cours du XlVe siècle, rendit impossible l'emploi de la main-d'oeuvre nécessaire pour élever les matériaux sur des sommets choisis pour leur difficulté d'accès ; chargées d'épais blocs d'ardoise, ou lauzes, les toitures s'effondrèrent et ce fut l'abandon.


La France fut à ce point dépeuplée, que Louis XI dut procéder à des déplacements de populations entières d'une extrémité à l'autre du pays, afin de combler certains espaces vides du Nord et du Sud-Ouest.


Les grands ordres religieux, les monastères bénédictins d'Aniane ou de Saint Guilhem le Désert furent dans l'impossibilité d'entretenir toutes les chapelles qu'ils avaient créées.


Pour assurer les services religieux et en diminuer les frais, il fallut charger une église d'en desservir plusieurs autres. Par une charte datée de Mai 1436, le pape Eugène IV incorpore les églises de Gatuzières et de l'Espérou, dépendant de Saint Guilhem le Désert, au chapitre de Notre Dame de Bonheur. Ce prieuré est-il dit, situé dans de hautes montagnes, difficilement accessibles quatre mois par an, il est ruiné par les guerres, la mort, les impôts forcés et les rançons ; ses revenus sont à ce point diminués qu'il ne peut plus nourrir les six chanoines qui y résident (ils appartenaient à cette époque à l'ordre des Augustins). La chapelle de Saint Guilhem de l'Espérou, au milieu de bois déserts et solitaires, est inoccupée ; on ne peut guère l'atteindre à cause de son éloignement et de l'âpreté des lieux.


Bref l'église de l'Espérou cesse d'être desservie régulièrement; ses revenus vont à Bonheur, mais à une condition, c'est que chaque année et a perpétuité, le jour de la fête de Saint Guilhem, le 28 Mai, il y soit dit une finesse pour l'âme des trépassés.


Autre signe des temps: le latin du cartulaire, assez correct jusque là, devient d'une fantaisie défiant toute grammaire: l'appauvrissement spirituel va de pair avec la misère matérielle. L'unité morale s'éclipse en ces temps troublés ; un Roquefeuil envoie des bandes de routiers contre un autre Roquefeuil. Néanmoins l'autorité de cette famille demeure suffisante pour qu'un de ses membres soit choisi par Charles V ; il devait engager les consuls de Milhau à reconnaître sa souveraineté et leur apportait, « una letra clauza del rey de Franza ».




Avec la paix l'ordre se rétablit, et les traditions se renouent. Par un jour d'été, 20 Août 1463, Jean de Roquefeuil et sa femme Elisabeth se rendent à Notre-Dame de Bonheur. Quatre siècles et demi se sont écoulés depuis que. par son testament leur ancêtre a décidé la fondation du prieuré. Il vaut la peine de citer le procès-verbal de l'entrevue. Les visiteurs, pénétrés de dévotion envers la Vierge, auraient requis les chanoines de Bonaür de faire tous les jours à perpétuité un service, et de chanter à haute voix la salutation de « salve Regina » avec le vertet « ora pro nobis, sancta dei genitrix » et l'oraison « Concede nos » et ensuite de faire l'absoute pour les défunts de leur lignée, s'offrant de les récompenser de leurs peines. Et les dits chanoines assemblés, ayant égard à la dévote réquisition de respectable et puissant seigneur Jean de Roquefeuil et Isabeau sa femme, sachant que le dit couvent et oratoire de Bonheur a été fondé et largement doté par les prédécesseurs du dit seigneur de Roquefeuil, qui ne cesse de le combler et de l'augmenter de ses biens, et dans l'espérance encore qu'il continuera ses largesses à l'avenir ne voulant pas être taxés d'ingratitude, mais au contraire honorer leurs très fidèles seigneurs, fondateurs. défenseurs et bienfaiteurs promettent d'un commun accord et consentement tant pour eux que pour leurs successeurs à l'avenir de chanter dévotement devant l'image de la Vierge, à genoux à l'heure qu'on sonne l'Ave Maria, l'oraison du « Salve Regina », puis de faire l'absoute sus dite.


On ne peut s'empêcher de penser en lisant ce contrat que les temps sont révolus: réticences, échange mesuré des oraisons contre des services rendus ou à rendre. II semble aussi que Roquefeuil en requérant les chanoines ait voulu faire revivre telle forme abandonnée du service religieux.


L'on ne sait rien de l'abbaye de Bonheur au cours du XVIe siècle, c'est un temps où la population cévenole se détache progressivement du catholicisme pour devenir presque explosivement calviniste lorsque la doctrine nouvelle est prêchée à partir de 1560. Les troubles de religion commencèrent en 1567 et se poursuivirent jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. n'ayant guère d'accalmie que durant une cinquantaine d'années pendant le XVIIe. Certains noyaux catholiques subsistent : mais leur détachement des choses du culte, malgré coup de fouet de la lutte religieuse, cinquante ans après Réforme. mesure à quel point le fossé était profond. Lorsqu’en 1611, Messire de Meretz, procureur fiscal du diocèse de Nimes, en visite les paroisses, il note les églises détruites ou occupées par les Huguenots, mais ajoute par exemple qu'à Notre-Dame de la Rouvière les habitants, tous catholiques, ne savent pas le nom de leur prieur; qu'à Saint-André de Majencoules le vicaire ne porte l'habit ecclésiastique que le dimanche et passe son temps au jeu, à la chasse, et au cabaret; qu'à Valleraugue il ne se fait aucun service divin pour les quelques catholiques qui y subsistent, bien que l'église n'ait pas été abattue (elle fut occupée par les protestants en 1621). Le renouveau catholique au début du XVIIe siècle, avec sa floraison de saints et de missionnaires, est surtout le fait d'une élite sociale; il ne trouve pas, comme le calvinisme, un écho spontané dans la masse du peuple, et ne l'atteint que lentement par des réformes voulues.




L'Abbaye de Bonheur vit passer les troupes de Rohan.


II établit en 1625, sous les ordres d'Etienne de Vissec, une garde de trente soldats protestants au fort de l'Espérou, chargés « de courir sur les ennemis et prendre pour représailles tout ce qu'ils pourraient, soit prisonniers, soit marchandises bétail et autre nature de biens », et de percevoir sur la montagne un droit de passe pour servir à leur entretien. Trois ans plus tard Rohan. voulant s'emparer de Meyrueis, concentre ses troupes au même endroit, mais « il fit un si rude temps sur cette montagne, qu'il y mourait des soldats de froid quoique ce fût en été, et qu'il fallut remettre la partie à un autre jour ». (Mémoire de Rohan)


Sans doute par représailles le fort de l'Espérou fut démoli: il occupait peut-être l'emplacement de l'ancienne bastide: il en reste un nom, « Lou sol del Castel », sur le piton avancé qui sépare la route Dhombres de la Vallée, les traces d'une tour ronde, quelques fragments de pierre taillée ; détruit aussi le barrage qui faisait refluer les eaux et créait un petit lac en aval de l'Espérou : ses habitants conservent encore le souvenir des barques qui le parcouraient.


Les troubles des temps, la baisse du pouvoir d'achat de la monnaie qui atteignit 70 pour cent au cours du XVI siècle, appauvrirent le prieuré de Bonheur. Il fallut les mêmes remèdes qu'après la guerre de cent ans; après l'église de Gatuzières, c'est son prieuré qui est uni au chapitre de Bonheur; c'est aussi le prieuré de Molières. En 1611 les chanoines de Bonheur reçoivent du conseil privé une aide de 150 livres (environ 6000 francs de notre monnaie) : mais le conseil avait été sévère à leur égard, les accusant d'avoir fait de leur église un étable à pourceaux et de n'y célébrer aucun service. Dans une lettre adressée le 13 Mai de la même année à Messieurs du Chapitre de Notre-Dame de Bonheur, Monsieur de Janvier les éclaire sur les sentiments du conseil et les supplie qu'aucun mauvais bruit ne courre plus dorénavant sur leur compte.


Il ne convient pas de les juger trop sévèrement, il faut songer aux difficultés de ce petit groupe de religieux entièrement isolés en pays huguenot et qui vécurent en un temps ou la vie ne comptait guère.




De 1640 à 1705, divers évêques de Nimes: Cohon, Séguier, Fléchier, font des visites pastorales; dans les diocèse. En 1690, François Chevalier de Saux, Chanoine d'Alès passe à Dourbies, Trèves, Saint-Sauveur des Pourcils, Meyrueis, mais il laisse Bonheur de côté.


La lutte entre catholiques et protestants latente à la veille de la révocation de l'Édit de Nantes, éclate au lendemain. Pour mieux cerner les camisards, Basville crée de nouvelles routes au travers des Cévennes. En 1694 Bonheur est rattaché à l'évêché d'Alès, nouvellement créé, et qui comprend 84 paroisses.


En 1703 le maréchal de Montrevel ordonne à son lieutenant Julien de détruire 104 villages ou hameaux des Cévennes; parmi ceux-ci, Camprieu et l'Espérou dont les habitants sont déportés à Vébron. Un an après Julien obtient la permission d'employer le feu pour aller plus vite.


En 1703 également le chef Castanet démolit les Églises de Saint-Sauveur des Pourcils, et de Notre-Dame de Bonheur ; les camisards emportent la cloche ; la nef est effondrée, le transept et l'abside demeurent seuls.


Le prêtre Bajard se réfugie à Lanuéjols en emportant les ornements de l'Église ; le service de la paroisse de bonheur y est transféré, et lorsque, la guerre finie il revient au prieuré en 1708, il peut, certifier que la paroisse n’est plus composée que de 6 maisons et que, en 1707, il n'a été célébré ni baptême, ni mariage, ni sépulture.




II faut reconstruire médiocrement. Un mur est élevé fermant ce qui était autrefois la nef. Sous la menace d'un procès intenté à la communauté de Valleraugue en 1716, cette dernière, contribue amiablement à la restauration de l'Eglise moyennant une somme de 560 livres (environ 10000 frs.)


Mais ce qui est bien mort, c'est l'esprit de la fondation. Dans un état des bénéfices du diocèse d'Alès relevé en 1729, il est dit : le chapitre collégial de Notre-Dame de Bonheur se compose de 6 chanoines, qui ne font aucun service; ses revenus sont le domaine de Bonheur, la ferme de le Mouline, des lots sur les terres de Rogers et d'Espinassous, des censives sur les habitants de Camias, des pensions sur le bénéfice de Meyrueis et le marquisat de Roquefeuil: en tout 1336 livres (environ 24000 frs de nos jours) ; les chanoines paient le prêtre faisant le service de l'Église et 20 sous au roi pour la dépaissance de l'Aigoual ; les prieurés de l'Espérou, Molières et Gatuzières, sont unis au même chapitre.


Au lieu de choisir lui-même comme chanoines des voisin du monastère, le marquis de Montpeyroux et Roquefeuil en 1702, cime ses prédécesseurs et ses successeurs, donne procuration à l'Evêque d'Alès pour conférer la chapelle de Bonheur : le canonicat ne peut guère être qu'une fonction honorifique et rémunératrice puisque toute résidence est désormais impossible.




LA FIN


Jean Bajard, prêtre et ancien chanoine de Bonheur mourut le 23 Août 1724 à l'âge de 77 ans; il fut enterré dans l'Eglise près de la porte où l'on peut voir une dalle de pierre soulevée. L'évêché poursuit au XVIIIe siècle son oeuvre de concentration; l'organisation ecclésiastique l'y pousse, et aussi le désir d'utiliser à un organisme vivant des revenus qui vont à une chose morte. Dès les premières années, les oeuvres monacales de Valleraugue, de Lasalle, de Sauve sont unies au séminaire d'Alès.


Pour Bonheur, la fusion est plus difficile. Sa richesse s'accroît avec la plus grande prospérité des Cévennes au cours du siècle; les revenus d'un chanoine passent de 400 livres, dont 200 mises en réserve à 800 livres (environ 9000 de notre monnaie).


Dès 1760, l'évêque Monsieur de Beauteville essaie de supprimer le chapitre et d'en donner des revenus à la Maison de la Providence, mais l'enquête poursuivie est défavorable à son projet. Le syndic Antoine de Villeméjanne, malgré les injonctions épiscopales, maintient son opposition. Finalement l'évêque informe les chanoines le 22 Novembre qu'ils devront résider à Notre-Dame de Bonheur ou dans un bénéfice qui en dépende : ce n'était matériellement plus possible.


Les registres paroissiaux nous permettent de retrouver bien des noms connus, les familles Pagés (déjà établi aux environs de l'an 1500) Monteil, Pialot, Reilhan, à l'Esperou, Dupont à la Serreyrède. En 1762, Laurent Pialot est enterré au cimetière de Bonheur.


Plus tard on relève des noms étrangers: Stouder, Schmidt travaillent à la cristallerie du bois de Miquel.


Le pays s'est vite relevé de ses ruines. L'Espérou est même pourvu d'un maître tailleur. Bonheur loge le prêtre et un fermier, la nouvelle cloche est baptisée:


L'an mil sept cent soixante trois et le huitième jour du mois d'Avril a été baptisée avec les cérémonies et solennités ordinaires de l'Eglise, la cloche de l'Eglise collégiale de Notre-Dame de Bonheur, qui a eu pour nom Jean et Anne et pour parrain Jean Causse et Anne Bataille sa femme (fermiers du chapitre) laquelle cérémonie est faite par nous, chanoine de l'Eglise et moi Me Gairaud ancien chanoine et Etienne Gairaud son neveu - Signé avec nous ».


Les cloches de Bonheur eurent un mauvais sort; Germer-Durand vit encore la pauvre Jean Anne sur le sol, aux environs de 1870.


Mais le successeur de Beauteville parvient à ses fins : le 16 Juin 1781, à l'Assemblée capitulaire d'Alès, il est exposé que le chapitre de Bonheur est inutile depuis longtemps au diocèse, qu'il est éteint de fait par la dispersion de ses membres et l'impossibilité où ils sont de se rassembler, on ne sait où les loger, l'Eglise est en ruines et dépourvue de ce qui est nécessaire à la célébration du service divin, rien du reste de plus inutile qu'un chapitre résidant sur le sommet d'une montagne inhabitable et couverte de neige huit mois l'an.


Le chapitre se laisse enfin convaincre, on lui a promis un accroissement de revenu au décès de chaque chanoine; il envoie une députation à l'Evêque, le suppliant de procéder à sa propre suppression et à l'incorporation de ses droits et revenus à la mense de l'Eglise cathédrale pour l'entretien des enfants de choeur, leur instruction par un maître capable, et, quant au surplus, pour augmenter les revenus des prêtres de bas choeur.




Les lettres patentes de Louis XVI, proclamant la suppression du chapitre et l'érection de l'église en paroisse pour les habitants de l'Espérou sont d'Avril 1782.


Au dernier instant, la voix des Roquefeuil se fait encore entendre.


Monsieur de Faventines, marquis de Roquefeuil, fait opposition à l'arrêt et aux lettres royales : les fondateurs n'ont pas créé cet hôpital pour qu'il soit transporté à 13 lieues de là et grossir les revenus des prêtres de bas choeur de la cathédrale d Alès, et ceux des enfants de chœur, il doit demeurer à perpétuité sur la montagne, et assurer une retraite aux voyageurs et aux pauvres. La décision prise est contraire au voeu des fondateurs, contraire au bien de l'Eglise et de la Religion, elle est aussi contraire à l'intérêt public. Les pauvres ont l'espoir d'y placer leurs enfants comme chanoines, l'établissement de Bonheur favorise les foires de Meyrueis, Florac, Cabrillac, l'Hospitalet, Barre. Clermont d'Auvergne. Nombreux sont les voyageurs qu'il a sauvés de la neige, des loups et autres bêtes féroces.


Il eut pu citer la vieille Magdelaine, morte en Novembre 1766 à l'Hort de Dieu, par le mauvais temps, et Jean Baptiste Fournier de Fraissinet de Fourques, résidant à Bonheur, décédé sur la montagne, dans la neige, en avril 1771.


L'Assemblée consulaire du Vigan reprend la même défense par la voix de M. Combet, deuxième consul et lieutenant du maire; il décrit l'Eglise champêtre, solitaire au milieu des bois: il rappelle qu'elle a été fondée au X ou XIe siècle par les auteurs du cardinal de Mandagout et les barons de Roquefeuil, leur intention formelle a été de se procurer des intercesseurs auprès de Dieu et d'assurer aux voyageurs et aux pauvres un asile et des secours sur ces montagnes. Ces vues ont été remplies par les religieux jusqu'aux temps des guerres civiles. Les fanatiques ont alors chassé les ecclésiastiques, brûlé les maisons et l'Eglise. Depuis lors, on a pu conserver un résidant qui exerce l'hospitalité, assure la survie des fondations particulières, et fait fonction de curé pour le village de l'Espérou et les autres habitants de ces diserts. Les autres chanoines servent l'Eglise dans leurs diocèses respectifs en qualité de vicaires ou autrement.


Bref l'assemblée délibère qu'il y a intérêt à conserver le chapitre de Notre-Dame de Bonheur.


Il ne fut donné aucune suite.


Vint la Révolution. Jules François Bancarel, curé, dessert Bonheur, désormais église paroissiale.


Le 26 Décembre 1790, une loi prescrit aux ecclésiastiques de prêter serment a la constitution; Bancarel s'y refuse et. avec lui, les curés de Dourbies, de Trêves, de Lanuéjols, de Saint-Sauveur-des-Poursils, la montagne est conservatrice. Un nouveau prêtre est élu; le choix populaire le 6 Juin 1791 se porte sur Etienne Remèze, ancien vicaire assermenté à Mandagout. C'est un homme plein de fantaisie, devenu officier d'état-civil, il tient deux registres pour les baptêmes, les mariages et les décès; l'un pour les catholiques, l'autre pour les protestants. Dans ce dernier, il ne mentionne pas que les mourants aient reçu les derniers sacrements, mais il ondoie les nouveaux nés à l'Eglise. Le curé Remèze enterre protestant, mais baptise catholique.


Finalement, le 6 germinal an 11, il abdique ses fonctions de prêtre, il ne veut plus connaître, dit-il, que le culte de la Raison.


Peu ou prou, les hommes ont toujours adoré leur miroir, les anges sculptés des vieilles basiliques en gardent un sourire attendri. Les révolutionnaires le firent avec une naïveté superbe, ils ne manquèrent du reste pas d'esprit de suite en représentant la divinité nouvelle sous la forme d'une fille bien vivante, bien belle, et, de préférence, stupide.


Le domaine de Bonheur fut mis en vente aux enchères publiques le 21 Mars 1791 en vertu du décret l'Assemblée Nationale du 3 Novembre 1790; la criée eut lieu dans la salle du district du Vigan sur une mise à prix de 57904 livres. L'Eglise, la maison presbytérale et son petit jardin d'un demi arpent, le bâtiment attenant à la chapelle et le cimetière étaient exceptés de la vente.


Il n'y eut aucune offre au-dessus du prix d'estimation et la vente fut reportée au 6 Avril. Ce jour, les compétitions furent nombreuses; il fallut cinq feux pour épuiser la surenchère. Les acheteurs étaient François de Lapierre, Louis-Philippe Bosquet, François Alexandre Brondel de Roquevaire, Jean Chabal, Guillaume Déjean, Pierre Teulon, Claude Antérieu. Prader, vicaire du Vigan.


François de Lapierre fut acquéreur au prix de 102000 livres. Le 26 fructidor an IV, il devint de gré â gré, et pour la somme de 1251 francs, propriétaire de l'Eglise et de ses annexes.


Les actes paroissiaux de Bonheur s'arrêtent en 1792, au 14 Octobre, par le baptême d'Anne Reilhan, fille de François Reilhan et d'Anne Servelle, le parrain est Pierre Pialot, son oncle et la marraine Suzanne Monteil. Chaque liasse, contresignée par Delacour ci-devant Demoncan, maire, est déposée aux archives de Valleraugue.


Le dernier chanoine ayant perçu les revenus de Bonheur fut M. d'Airoles, du Vigan, mort grand vicaire de l'Evêque de Nîmes.




Des ardeurs, des abandons, des prospérités, des ruines sont également l'histoire d'un homme et d'une oeuvre. Il en faut surtout retenir l'inspiration spirituelle, les angoisses et l'effort de continuité. Attachons-nous, dans l'histoire de Notre-Dame de Bonheur à ce qu'il advint, au cours des siècles et au travers de paysages aimés, de cet idéal chevaleresque et monastique, qui en vaut bien d'autres.


Extrait des Cahiers d’histoire et d’archéologie

numéro 27 - année 1934 - page 543 à 553.

de Henri Teissier du Cros.